Près de la chapelle Saint Orens -Eté 1944 : Un petit réfugié à Thil
Un cheval attelé attendait sous les arbres de la gare de Lévignac. Le train essoufflé, parti de la gare Roguet à Toulouse laissait descendre quelques voyageurs, dont moi avec ma valise en carton. J’avais quatre ans. La guerre vivait ses derniers soubresauts et les enfants du quartier Patte d’Oie à Toulouse avaient dû être éloignés par crainte des bombardements de la poudrerie encore aux mains de l’armée allemande.

Irénée Lauzeral eut tôt fait d’embarquer enfant et valise dans sa charrette, direction Thil. Au pont de Menville, virage à gauche pour gravir la côte, passer sous les arbres de Montlézun, et déboucher sur cette plaine inclinée où la route de THIL croise celle du Castéra à Saint Paul. En descendant, au bord de cette dernière, un cyprès signalait la métairie du « Moundi »; la famille qui l’occupait se composait du Pépé, de la Mémé, d’Irénée, de Marie et de leurs filles, Ginette et Colette. Commençait pour moi une immersion totale dans le milieu rural inconnu. Si le premier soir connut quelques larmes, les jours suivant ne furent que découverte, notamment des animaux grands et petits, les bœufs, les vaches, jusqu’aux petits canards de la mare.

Des évènements agricoles devaient m’impressionner fortement. Un soir, un bruit assourdissant annonçait l’arrivée de la batteuse. Son travail achevé au Sabathérat, cette énorme machine tirée par son tracteur brinquebalait de tous ses éléments. Ses roues de fer, sous les cailloux du chemin, ajoutaient au vacarme. Dès le lendemain, accouplée au tracteur par de longues courroies, elle pouvait accomplir son travail de dévoreuse. Tirées de la gerbière, les gerbes d’un coup de fourche s’élevaient jusqu’aux hommes qui coupaient les liens et nourrissaient la « bête « . Bruits de toute une mécanique poussée à fond, poussière qui grattait sous les vêtements. Mais aussi grains qui remplissaient les sacs que l’on porterait au grenier pour le comptage avec le propriétaire. Ce travail harassant réclamait un solide réconfort à ces voisins qui avaient donné leur journée ; aussi les femmes s’étaient-elles activées dès le matin pour préparer un repas copieux qui ne devait pas souffrir de comparaisons désobligeantes. La table dressée dans le long couloir du Moundi, entourée de bancs empruntés à Saint Orens, ne pouvait qu’offrir que de quoi calmer les faims et les soifs de ces convivent bruyants. Les vendanges, plus tard, se passait avec l’aide de la seule famille. D’abord à la vigne face à En Marnac, ensuite à la vigne au bas de la Houère, sur la route de Saint Paul. Les bœufs sous le joug attendaient que les comportes se remplissent. Et les vendangeurs reprenaient quelques forces auprès de l’oule de mougettes encore tièdes. Le temps où les adultes travaillaient dur laissait aux enfants quelques loisirs, bien sûr. Mais ils participaient à de petits travaux : garder les oies et les renter le soir, ramasser de l’herbe pour les lapins, pomper l’eau pour le jardin, cueillir les fruits et les melons lors d’une récolte exceptionnelle cet été-là. Pour moi, le grand air, la nourriture, le bol de lait mousseux tiré directement du pis de la vache, avaient quelques peu perturbé ma santé si bien que le docteur Monerville de Lévignac avait réduit cette alimentation trop riche. La guerre n’était pas finie. La preuve, cette fumée qui montait un soir au-dessus des bois de l’Antique, l’incendie du château du Comte d’Orgeix qui suivait sa mort. Mais aussi cette visite d’un groupe de « chasseurs », les armes posées sur la table de la cuisine. Ils venaient chercher quelques victuailles dans les fermes depuis le maquis de Bouconne, en passant par les bois de Montlézun. Je ne pensais pas que la visite des soldats allemands était aussi possible.

Un autre danger, de moindre importance, avait cependant rassemblé les enfants de la maison. Un orage de ce mois d’août montait. Portes et fenêtres fermées, compteur électrique à l’arrêt, la Mémé allumait le cierge de la chandeleur pour écarter le danger immédiat : la foudre sur le grand noyer de la cour. Instantanés fixés d’un monde de travail, de solidarité entre voisins dans un monde rural qui allait très vite se transformer et perdre ses traditions. Je suis revenu à Thil bien des fois, à En Marnac ou Irénée était alors régisseur. Plus tard encore au Moundi, que Guy et Colette avaient repris; jeune prêtre, j’avais célébré une de mes premières messes à Saint Orens au mois de mai selon la coutume, et imposé les chaines aux enfants. Plus de 70 ans se sont écoulés. Quelques visages ont disparu, mais ils sont toujours aussi vivants que dans les premiers jours. L’amitié et l’affection se nourrissent de souvenirs que le temps n’efface pas.
Michel Expert
L’abbé Michel Expert vit actuellement au pays Basque ou il rend encore quelques services en célébrant des offices religieux. Il est membre d’honneur de l’association « les Amis de la chapelle Saint Orens de Thil »